Ciel gris, sinon nocturne ;
décors d’apocalypse, rues jonchées de déchets. Cités ouvrières symétriques et
boueuses, aux décors systématiques. Si ce n’était pour des nouveaux visages, on
serait dans la même pièce – mêmes ampoules, même lumière, mêmes machines, mêmes
bruits, mêmes gestes, mêmes discussions. D’un côté on drague lourdement, de l’autre
on essaie de gagner quelques centimes de plus en épiloguant avec des patrons
véreux. La vie se joue, chahutée entre deux horizons très courts : celui
du travail, répétitif et besogneux, à peu près le même pour tout le monde, de
la fabrication de vêtements bas de gamme pour le marché chinois ; de l’autre,
celui de la réalité d’une force ouvrière juvénile, cloîtrée ensemble dans des
dortoirs miteux. On vit ensemble, on dort ensemble, on mange ensemble – il n’y
a pas de table, donc ça se fait au même endroit – on tombe amoureux, et ce n’est
souvent pas réciproque. Au prix de quelques râteaux (romantiques et
économiques) déjà mythiques, un double portrait se dessine : celui, d’un
côté, du cruel sacrifice d’une génération pour la récompense collective de se
positionner comme géant économique ; l’autre, plus archaïque, d’un
document ethnologique obsédant et bouleversant d’un régime de mœurs aussi
universel qu’extra-terrestre, celui d’une jeunesse chinoise en quête de sens –
pour ce que ça vaut, le « sens ».
On ne caractériserait pas au
premier abord Wang Bing comme un documentariste « à dispositif ». Son
cinéma, empreint d’un rapport quasi physique à « l’évènement qui survient »
(qu’il s’agisse d’un geste, d’une action, d’une parole, ou d’une discussion), n’agirait
en conséquence que comme un réceptacle d’un réel si colossal qu’il s’imposerait
naturellement à son œil de cinéaste. Il n’en est évidemment rien. La réalité
est d’ailleurs absolument inverse – en témoigne d’ailleurs l’uniformité
qualitative de l’ensemble de son œuvre, devenue en à peine deux décennies l’une
des filmographies les plus importantes du XXIème siècle. De par la durée de ses
tournages et de ses montages, on pourrait même arguer que l’un est conséquence
de l’autre : tout – puis plus rien du tout, n’est laissé au hasard. Des
matériaux filmiques si gigantesques qu’ils ont parfois donné naissance à
plusieurs films : c’est le cas de ce Jeunesse
(Le Printemps), premier d’une fratrie de trois (en témoigne son titre), et
issu des mêmes pellicules que Argent Amer,
sort il y a sept ans.
La toile de fond, la cité
hallucinante de Zhili, dont on ne connaîtra
pourtant que quatre ou cinq rues tout au plus, où l’action est contractée :
un atelier, puis l’autre, celui des voisins. C’est là le dispositif en question
– sorte de Daguerréotypes
post-moderne, navigant d’un cercle social ouvrier au suivant, pour finalement
établir un drôle de constat structuraliste, où les destins ne semblent être que
des copiés/collés génétiques du précédent, avec des enjeux qui, par un
titanesque travail de montage, situent différentes facettes et étapes d’une
même grande histoire totale vue
depuis le plus bas maillon de la société chinoise. C’est d’ailleurs à cet
endroit précis qu’on pourrait repérer la vertigineuse réussite de cet objet
fleuve, dense, monumental : donner cette impression d’omniscience, de
vision totale, par le prisme de ces quelques portraits innocents d’individus
qui ne questionnent jamais directement leur condition. Incidence d’une écriture
chorale ? Si Jeunesse entame son
épopée par une diversité de situations, sa deuxième partie (dont on ne saurait
délimiter franchement le début) fonctionne comme un resserrement, une torsion,
alors que les mêmes scènes se rejouent en miroir d’une précédente, comme l’indice
d’un cycle sans fin, sans issue, où chaque fourmi est remplaçable – ne reste
alors que l’écrasement, ou la fuite.
Un bus qui part. Un
regard-caméra. Un ultime rire. Les chapitres se referment en cascade, mais
reverra-t-on seulement ces personnages ? Loin du politique, loin du
social, Jeunesse cache un autre
trésor : celui d’une ode invraisemblable et interminable à la vie, dans sa
définition la plus archaïque. A l’intérieur de ce mouvement perpétuel aux
refrains dont on finit par apprécier la drôle de musicalité (le ballet
chorégraphié des machines à coudre et des mains ; ou celui des bluettes
adolescentes qui touchent autant qu’elles nous replongent dans les pires heures
de nos flirts passés), s’écrit un faux microcosme aux allures de laboratoire de
l’humanité. Dans cette ville on admet qu’il n’y a aucun espoir, il y en a pourtant
des milliers ; dans les romances les plus dérisoires, il y a pourtant de l’amour ;
dans l’itération infinie d’un même geste, il y a pourtant un artisanat ;
et quand on parle d’un autre jour, on pense forcément au suivant. Dans ce
mille-feuille contemporain, un million d’histoires, toutes les mêmes et toutes
différentes – un sentiment de vertige, celui de répondre aux mêmes schémas, d’obéir
aux mêmes dispositions. Et pourtant de se retrouver, près de quatre durant, à
vivre et respirer le parfum, les textures, les sons et les lumières d’un lieu
dont on ignorait l’existence juste avant de s’y plonger. Le générique arrive.
On sort la tête de l’eau. Demain, on est lundi. C’est reparti.
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