Mon Top 30 des films de 2019

Mon Top 30 des films de 2019

Fin d'une année, fin d'une décennie. Retour en images, en textes, en sensations et en émotions sur la cuvée cinéma 2019. D'Hamaguchi à Eggers, en passant par Gray et Llinas. Lire plus

Les Misérables

Les Misérables

Vrai-faux La Haine 2019, ce film de son époque est aussi un essai éminement philosophique sur un sujet sociétal majeur : le pouvoir d'une image et ses conséquences. Lire plus

The Irishman

The Irishman

Des gangsters, De Niro, Pesci, Pacino, une durée gargantuesque et un budget encore plus énorme : The Irishman avait des airs de film ultime pour Scorsese - où est-il justement un peu plus que ça ? Lire plus

The Lighthouse

The Lighthouse

Tour de force technique avant tout, The Lighthouse avait sû générer de forces attentes : le buzz passé, le résultat vaut-il un peu plus que le tour de passe-passe égocentrique ? Lire Plus

mardi 7 février 2023

Top 20 des meilleurs films de 2022


Qui lit cette introduction à part moi en relecture ? Fais-je seulement des relectures ? Limitons nous alors des informations de première importance comme... quels films acclamés de 2022 n'ai-je pas (encore) vus ? Quoi, votre Kamarade ne voit pas tout ? Si vous ne l'aviez pas remarqué par le nombre resserré d'articles en 2022... j'ai une vie privée. Voir deux, ou trois, si on compte mes trahisons pour les autres arts. Je loupé Vortex en salles et appréhende de le voir sur un petit écran, L'Innocent et Close n'ont pas eu la primauté sur d'autres sorties non plus, ni Mouret ni Dominik d'ailleurs, en raison de sons de cloche trop divisés, tandis que Godland et les derniers Panahi et Yuasa ne sont pas encore sortis dans le Plat Pays. Il y aussi des fausses évidences qui n'ont pas eu mon concours, voir ont eu m'ont dégoût : The Batman est déjà oublié, Everything Everywhere All At Once est un indigeste pudding pour geeks désœuvrés par Marvel, Top Gun : Maverick n'est qu'un (très réussi) film de propagande, RRR ou Eo m'ont laissé indifférents. Par contre, je me permet de rendre hommage à quelques réussites qui échouent au pied du mur et que je ne peux que chaudement recommander : The Green Knight, que j'ai classé en 2021, l'hypnotique diptyque The Souvenir, le meilleur Hong Sang-soo de l'année, Introduction, de belles réussites trop sous-estimées chez Desplechin (le déchirant Frère et Sœur), Brizé (le fort actuel Un autre monde), Del Toro (l'obsédant Nightmare Alley), Luhrmann (l'éblouissant Elvis), mais aussi les chocs Saint-Omer et As Bestas que j'ai laissé tomber faute de place. Voilà, maintenant, la crème.


Déjà conceptualisé avec Contagion ou Effets secondaires, le rapport à l’image amorcé par Soderbergh dans sa seconde carrière (celle, post-télévision et post-retraite de l’après The Knick) tend à rejoindre les deux galaxies grouillantes de son immense filmographie : d’un côté, celui d’une exploration physique de la matérialité de l’image ; de l’autre, le miroir hyper-documenté et techno-déterministe du réel sous forme de fiction post-moderne. KIMI, en dernier né de cette addition à laquelle s’est ajoutée la pandémie Covid, explore le paysage contemporain avec une précision encore une fois quasi-prophétique. Dans l’élaboration d’une sociologie complexe de son époque comme une toile de fond assimilée d’aventures plus ou moins réussies en cinéma de genre, Soderbergh réconcilie deux objets : d’un côté, des thématiques sociales, politiques, existentielles, hyper-modernes et dépendantes d’un instant de réel T ; de l’autre, le film bis, foutraque et imparfait, attachant dans ses aspérités de vite fait bien fait auxquelles Soderbergh nous a, par la force des choses et bien malgré lui, habituées. KIMI est bien davantage un OVNI absolument fascinant qu’un film réussi, et c’est peut-être en cela qu’il dénote autant du cinéma d’auteur nord-américain contemporain façon A24 et Annapurna : il ne se conscientise pas comme un fétiche de festival, mais comme une vidéo.

Rien à foutre semble n’en avoir effectivement rien à foutre de quelconque apparat dramaturgique hérité du cinéma social à la Loach, Dardenne ou Brizé – cette idée de prendre en marche l’avion d’une vie vécue en tangente verticale apparente du réel est au fond une proposition éminemment politique : portrait en filigrane d’une génération Y désyndicalisée, loin de l’ancrage institutionnalisé du mariage et de la propriété, friande d’une dernier YOLO festif avant le grand effondrement, dépendante et en même temps consciente du capitalisme, Rien à foutre est au fond le malin titre d’un portrait à double-face : rien à foutre de vos problématiques de boomer, tous des cons, laissez-moi profiter à mon tour ? Pas vraiment. Le tour de piste du duo Lecoustre/Marre se fait le révélateur d’une colère politique proche de l’implosion : vous qui semblez profiter du Capital, il vous rattrapera tôt ou tard, et ce brillant état des lieux de la contradiction la plus illusoire de notre époque s’émancipe finalement de toute idée de génération, comme on aurait pu le penser. A vouloir se servir du système contre lui-même, on finit par en devenir l’inquisiteur. 

Au-delà du procédé formel (zoomer, ralentir, découper trois minutes de film vieilles de quasi un siècle pendant une heure), Three Minutes : A Lenghtening est un procédé symbolique. Le documentaire d’archives, genre au sein du genre, ne le sait que trop bien : dans le passé se situe le présent, et c’est en cela que le film de Bianca Stigter n’est pas une énième variation sur la tragédie de la Shoah, dont il ne reprend que l’idée d’un devoir de mémoire – élevé au rang d’idée esthétique (la mémoire à travers l’image-mouvement). On retrouve en cela une approche que d’autres avaient déjà matérialisé (Imbert dans No pasarán, album souvenir, Periot dans 200 000 fantômes), mais ici, l’idée d’image devient aussi une idée de temps. La question, quasi deleuzienne, de s’arrêter sur l’image, est alors tellement metacinéphilique qu’elle en devient vertigineuse : voici tout ce que vous allez passer. Et dans l’arrêt sur image, plus que l’histoire, peut se situer la vie, son mouvement, son éternité.

Si on l'appréhende comme une réponse symbolique à Bons baisers de Bruges, ce n'est pas l'aspect le plus évident des Banshees d'Inisherin qui ressort le plus facilement : loin de l'allégorie cynique de la guerre civile irlandaise, loin de la réinterprétation tragicomique de la mythologie celte, se devine alors une fausse-suite agencée elle aussi comme une lamentation mélancolique sur la solitude - à Bruges, c'était par le prisme du deuil, faisant de la ville belge un simili-purgatoire hors-temps hanté par la violence de la modernité ; à Inisherin, une marche funèbre en territoire fantastique sur l'absurde instabilité des relations humaines. Si il est bel et bien politique, Les Banshees d'Inisherin est bien plus puissant sur ses falaises existentiels. Ici, là-bas, très loin, ces deux ex-amis, rongés par l'alcool et la violence étouffée du patriarcat, sont alors des embryons universels d'une humanité totale, réceptacle symbolique d'un ailleurs total qui nous donne, étrangement, une sorte de vertige glaçant sur la nature humaine. Nous sommes tous les mêmes.

C’est un paradoxe aussi étrange qu’évident : Paul Thomas Anderson, du western post-industriel au monde du porno angelin, est le plus grand des cinéastes romantiques contemporains. Pour sa fluidité, peut-être, celle très scorsesienne d’accompagner avec une aisance voluptueuse les mouvements narratifs, esthétiques, techniques, de destins ou d’extraits choisis ; pour ses personnages, sans doute, morceaux de bravoure américaine comme on en fait malheureusement plus beaucoup ; mais surtout, et c’est le plus important, pour sa mélodie d’amour. Paradoxe, oui, car des objets protéiformes nés de sa filmographie depuis la fin des années 1990, aucun (mis à part Punch-Drunk Love) ne crie film d’amour ; et pourtant, il s’infuse en chaque endroit, en chaque genre, en chaque cadre. Licorice Pizza, nouveau chapitre qui vient se faire le patchwork magistral de Boogie Nights, Punch-Drunk Love, Almost Famous, The Girl Next Door ou Dazed and Confused, n’était finalement qu’un passage obligé pour PTA – le teen movie, tout d’abord, qu’il avait effleuré sans l’oser plusieurs fois ; mais surtout l’autobiographie fantasmée, sorte de rite post-covid étonnant des plus grands cinéastes hollywoodiens des vingt dernières années (Spielberg, Gray, Iñarritu). L’exercice, moins grandiloquent que celui de Spielberg, moins cruel que Gray, plus naturaliste qu’Iñarritu, s’autorise néanmoins une réécriture purement andersonnienne : celle d’oser le film de genre, et d’assumer pleinement sa propre existence cinématographique. Licorice Pizza est un teen movie, un seventies movie, un scammer movie. Mais un grand. Très grand.

Dans l’après Drive My Car, on aurait pu imaginer Hamaguchi en gueule de bois – une œuvre si vaste et monumentale, n’appelait qu’à une respiration (à la manière du dytique Senses / Asako) : Contes du hasard et autres fantaisies apparait en effet, au premier abord, comme un objet mineur, dévêtit, érodé. C’est au moins ce qu’on pourrait clamer en méconnaissance pure du cinéma du réalisateur japonais, où le spectaculaire réside dans son absence remarquable : cet intérêt pour le détour, pour la parenthèse, pour cet endroit où l’existence vient se suspendre face à ses destins, ses ensembles. Le véritable conte de cinéma, chez Hamaguchi, n’est jamais celui que l’on croit – c’était l’approche rohmerienne, c’est devenue celle de Trueba et Hong Sang-soo, mais dans cette déconstruction encore plus générale des points de rencontre et pivots d’un récit, Hamaguchi est allé plus loin. Se déploie alors l’infini complexité des sens, des humains, des hasards. Les liens, abstraits ou sensitifs, se tissent en impressions, en fantasmes, en fantaisies. Et alors il peut faire exister le plus simple : l’amour, le désir, les regrets, les souvenirs.

L’équipe de Strip Tease nous avait laissé sur Ni juge ni soumise, objet brillant mais néanmoins confortable où l’appareil stripteasien opérait en mode quasi-automatique, pour le meilleur et pour le pire. Si Poulet Frites est d’emblée une proposition sensiblement différente, c’est qu’elle est une relecture : tourné au début des années 2000 pour un triple-épisode de trois heures de la série Tout ça (ne nous rendra pas le Congo), sequel spirituel de Strip Tease, intitulé La juge, le flic et l’assassinPoulet Frites démarre d’une initiative pour le moins inédite. Recut de rushs utilisés (ou pas) dans l’épisode d’origine, cette fois dans une version d’une heure trente en noir et blanc. Du noir et blanc, s’il faut en croire Hinant et Libon, pour un ersatz de film noir – la référence, si extra-terrestre de l’approche Strip Tease, est pourtant d’une cohérence implacable : les tentatives d’humour s’effacent, laissant place à un cynisme tragique, désenchanté – avec, parfois, les mêmes scènes. Le ciel se grise, Bruxelles s’inonde d’horreur, les clowns poétiques deviennent des princes shakespeariens. Poulet Frites, documentaire incorrect et mélancolique, abandonne un geste – celui du regard amusé – pour une démarche autrement plus complexe, tentaculaire : ici bas, la caméra est parmi les spectres errants, observant avec une nonchalance presque mortifère cette tragédie quasi-apocalyptique, sans espoir ni lendemain. Poulet Frites nous fabrique un enfer quotidien, celui de l’horreur banale, des récits qui se jouent sous nos pieds, loin de nos regards. Celui d’un cours du monde implacable, injuste, incontrôlable, systémique, dicté par un démiurge invisible, qui aurait relu sa copie pour transformer le rire en larmes glaciales. 

La défense la plus solide du cinéma d’Östlund qu’on pourrait lui concéder est finalement la moins neutre : c’est une catharsis. Dans une année de règlement de compte du cinéma mainstream avec les ultra-riches (The White Lotus, Glass Onion et The Menu, pour ne citer qu’eux), on pourrait aussi se dire que cette purge artistique se devait de suivre un geste cinématographique assez fort pour que la critique l’accompagne – si la presse cannoise (parfois, disons-le, assez bourgeoise pour avoir sa place sur le yacht du film) n’a pas été unanime, il n’en est pas tellement de même pour ce grand public, justement, puisque Triangle of Sadness a été réussir là où l’autre Palme d’Östlund, The Square, avait échoué : réconcilier un public amateur (celui des Tarantino et autres Dolan) avec une certaine idée du cinéma d’auteur européen. Östlund, boosté par son budget décuplé et ses envies terroristes, est venu dégueulasser le tapis rouge avec son mauvais esprit très van trier. Pour le meilleur, pour le pire, pour vos beaux yeux ébahis, la comédie de l’année est une tragédie trop longue et bancale, mais infiniment satisfaisante – comme si le rire, en 2022, se devait être sadique, adieu à l’esprit critique. Mais l’intelligence plus discrète, paradoxalement pudique, de l’horreur tue de Sans Filtre / Triangle of Sadness, se cache pourtant entre les gausseries : en architecte plus complexe que sa vulgarité apparent, Östlund dissimule quelques grandes idées de cinéma, plus naturalistes qu’on ne pourrait le penser : et cette première partie éblouissante, fatalement plus discrète que les deux suivantes, en est un merveilleux exemple.

Dans la faible lumière de cette chambre miteuse de banlieue moscovite semble persister un foyer flamboyant : comme tous les plus grands films de jeunesse, sur la jeunesse, How to Save a Dead Friend se réfugie dans le tumulte d’une passion – celle d’un couple de marginaux, amis puis amants, amants puis amis. Si Marusya Syroechkovskaya opère en connaissance, c’est car elle est son propre sujet : ce documentaire, c’est son histoire, et celle de son ex, de leur relation en montagnes russes, plus de dix ans durant, dans la Russie de Poutine. De l’intimité de leurs draps jusqu’au panoramique politique, la Grande Histoire investit alors la petite, et c’est en écrivant ceux récits que la cinéaste vient faire dialoguer ses fantômes avec ceux du totalitarisme. Plongée tantôt glauque, tantôt bouleversante, tantôt flamboyante, dans le quotidien d’une génération perdue, qui voit avancer à tâtons les dérives autoritaires d’une Russie en pleine transition. En cette année 2022, difficile de ne pas prêter attention à plus grand sujet aussi pertinemment traité : à l’heure où la jeunesse russe avance à marche forcée sur le front de l’Ouest, How to Save a Dead Friend n’a jamais semblé aussi prémonitoire. Fresque grandiose, journal intime cotonneux, film d’amour, film politique, dont on peine à saisir l’infinie sagacité et l’immense portée qui ne le fait apparaître alors comme une absolue évidence : un grand chef d’œuvre.

Le nom même de Park Chan-wook est un malin leurre, que lui-même a intériorisé : la vengeance, le thriller, le polar – il semble incarner à lui seul, encore plus que Bong Joon-ho, la nouvelle vague sud-coréenne. Ce nom, il s’en amusait déjà dans Mademoiselle, capharnaüm labyrinthique à l’implosion dramaturgique sidérante et totale, maitrisé à la lettre et signé d’un sceau de magnus opus. Decision to Leave, dans son installation, semblerait réitérer une recette plus sagement – au point qu’on en attend un retournement de situation, comme il en a l’habitude. Mais le twist se fait ailleurs : dans un élan quasi hitchcockien, Park vient marier les genres, les influences, et le polar alambiqué se mue en romance saturée à l’extrême, symphonie d’effets esthétiques, narratifs et sonores plus fous les uns que les autres.  Et soudainement, dans la chorale vertigineuse apparait une mélancolie surannée, sorte de Vertigo sous acides qu’on aurait laissé courir sans attache. Si on tendrait à retenir le monument évident de mise en scène, ce formidable moment de cinéma est aussi un accomplissement narratif total, rappelant sans le dire que pour raconter une histoire, il n’y a pas que des mots. Superbe.

On pourrait retracer la généalogie de la picturalité tonitruante de Pedro Costa chez bien d’autres grands cinéastes contemporain de la pure contemplation : Tsai Ming-Liang, peut-être plus naturaliste, Aki Kaurismäki, peut-être plus objetifiant ; mais si Costa s’émancipe de ses pères-paires, c’est sans doute dans les terminaisons texturelles de sa manière d’approcher la matière. L’eau s’emble y refléter autrement, l’obscurité y semble plus noire, la lumière plus diffuse, les corps plus solides. Cette nouvellement marche funèbre, aussi métaphysique que physique, s’accroche alors à une palette de sensations de cinéma trop rares : les tableaux ont des odeurs, les paroles ont des visages, et l’ambiance moite et poisseuse de ce monument esthétique porte alors son spectateur dans un univers bien plus étrange et étranger que nombre de films de genre plus visibles – paradoxal quand Vitalina Varela, aussi sur qu’on oubliera jamais ses images, est un puissant film sur l’invisible – sur les invisibles.

S'il y a bien un espace où Jordan Peele s'est épanoui, qu'on ait été convaincu ou pas par ses deux précédentes propositions de metteur en scène, ce n'est pas tant celui de l'horreur que celui de l'inquiétant. Dans un registre qui, d'ailleurs, faisant écho à ce que Shyamalan avait pu explorer au crépuscule des années 90, mêle avec une maestria plus ou moins saisissante des objets aussi épars que le thriller, le drame intime, la parabole sociale, et bien sûr le cinéma fantastique. C'est d'ailleurs ce cocktail un peu confus qui rend ses films en même temps si difficiles à définir, et si inédits au milieu du cinéma de genre américain contemporain. C'est aussi leur plafond de verre : à brouiller les sources, les influences, les propos, d'aucuns diraient que Peele se perdait en route sur Get Out et sur Us. Pour ce qui est de Nope, sorte d'OVNI indéfinissable / OGM spielbergien d'horreur cosmique qui vient convier La Guerre des MondesFitzcarraldoThe ThingCheval de Guerre, Lovecraft et John Ford, la recette est tout autant indicible, comme la terreur qu'il dégage : le parti-pris, qui a quelque chose de kubrickien dans les challenge théoriques qu'ils s'impose (grands espaces, lumière du jour, hors-champ vertical, fusils de Tchekhov quasi-comiques), est sans aucun doute le plus ambitieux de Peele à ce jour. Si ambitieux que le contrôle total du réalisateur sur son sujet finit par susciter plus d'admiration que d'intérêt dramaturgique. Comme d'habitude d'ailleurs, le dernier tiers déraille et Peele prouve une nouvelle fois que ses recettes, façon Lovecraft, ne donnent jamais des climax satisfaisants (c'est peut-être là sa principale différence avec Shyamalan). Mais cette idée de cinéma complètement dingue, dérangée, follement monstrueuse et monumentale de perversion, qui vient faire se rencontrer parabole improbable sur la maltraitance animale (en apparence en tout cas), démesure incontrôlée de ses enjeux, renversement des codes les plus évidents du genre (ou plutôt des genres : horreur, western, science-fiction), est un moment d'anti-spectacle (d'anti-Hollywood, même) qui dépasse toutes les attentes. En recréant une terreur mégalophobe presque primitive, proto-science, Peele révèle toute sa palette : là où l'œil humain ne peut plus se projeter, il pointe sa caméra. A quel prix ? Celui de nous prouver qu'une image n'est finalement qu'un espace fini. Et c'est là son idée la plus glaçante, infinie d'interprétations, de sensations, de vertiges existentiels, scientifiques, philosophiques, religieux. Au-delà de l'expérience salle, l'objet atteint alors une sorte d'éternel : son champ réduit, et paradoxalement open field sémantique, semble inépuisable.


Le paradoxe est total : titre en hypotypose, sujet spectaculaire, flingues et drogue, le tout passé à la moulinette (de film en film, de plus en plus orgueilleuse) de Peretti – qui, pour la première fois, s’échappe de sa Corse natale pour aller sonder le banditisme métropolitain. Si l’austérité désertique de Les Apaches a depuis évolué vers d’autres manifestations, le manifeste est pourtant identique : dans cet espace qui réinvente le film de genre en documentaire, de Peretti fait office d’avant-garde. Il n’en déconstruit pas tellement les codes qu’il en produit alors une réécriture complexe, stratifiée et fourmillante des arcanes de ces microcosmes extra-terrestres, invisibles – pour finalement mieux sillonner des tunnels existentiels labyrinthiques, inachevés, faits de frustrations et d’amertume, qui semblent être le cœur brûlant de sa recherche artistique. Le résultat, vaporeux, démuni, comble l’espace manquant et fantasmé (déjà amorcé par Rochant) d’un David Simon à la française.

Si l’Iran a (re)fait la Une en 2022, c’est finalement dans un après-Roustaee. Leila et ses frères, bloc de béton de 2h30, est un objet d’une ambition folle, d’une volupté quasi-mythologique, spectaculaire et tragique, drôle et bouleversant, et pourtant le cadre qu’il se choisit n’est pas celui d’une ébullition, mais d’une eau stagnante : celle d’un Iran étouffé par la force de pression immense de ses enjeux sociaux, économiques, mais surtout traditionnels. Dans Leila et ses frères, à aucun moment il n’est question de renverser un système, mais plutôt de le contourner, de le prendre à son propre jeu, de le manipuler, selon ses propres règles vétustes, dénuées de sens, de vision. La modernité face à la tradition, l’émancipation face à l’institution (familiale, politique), le capital économique face au capital symbolique. Dans ses embranchements les plus retors, on vient se faire confronter des visions politiques complexes, entre féodalisme, capitalisme, néolibéralisme, socialisme. La tragédie vertigineuse qui se dessine alors au milieu de toutes ces intrications hautement idéologiques est alors un tour de force : on a presque plus le temps de réfléchir tant la force dramaturgique du cinéma de Roustaee semble tout envahir. Et sa plume, celle d’un auteur qui a transformé Ken Loach en De Palma, fait du drame social un intense film de mafia, devient soudain une évidence : les plus grandes fresques sont les plus intimes, et les plus riches sujets sont les plus pauvres gens. Monumental.

Parti chercher l’eldorado puis explorer les confins du système solaire, James Gray retrouve sa Big Apple et l’Amérique pour la première fois en dix ans : l’excuse initiale, celle de revisiter son enfance, a des airs de redite égocentrique, surtout après Licorice Pizza et The Fabelmans, mais Armageddon Time n’a rien d’une évidence. Encore moins pour Gray. Dégrayssé de la dentelle mélodramatique, la pudeur en contraste du symphonique devient alors celle d’une innocence : elle n’est alors plus un effet de manche, mais un ressort dramatique. Des yeux de son personnage principal, Gray décrypte la violence de l’Amérique à l’aube de l’ère Reagan en en dévoilant délicatement les horreurs sous couvert du film d’apprentissage. Discrètement, Gray va de nouveau détourner un genre – des apartés fantastiques (et même fantasmagoriques) aux courtes échappées trépidantes, il ne perd néanmoins pas son tragique point de chute : celui d’être rattrapé par la fatidique injustice systémique. Au départ d’un simple et ennuyant « La vie est injuste », Gray livre l’un de ses plus grands films, en contrôle total, subtilement horrible, terriblement malin, magique et tragique, impressionnant de simplicité, simplement brillant. 

Une image, celle de ce couple pré-pubère assis dans un bus sillonnant l’Andalousie se dessinant un Y d’écouteurs pour partager quelques obsessions musicales ; une autre, celle de cette fuite vers le Portugal, rivage proche et si lointain, celui d’une liberté qu’on sent menacée, à l’obsolescence programmée ; celle, encore, d’un concert fourre-tout où le nœud narratif de ces quatre incroyables heures de cinéma n’est rien d’autre qu’une explosion d’énergie, de musique, de lumières et de joie – seule émotion évidente de cette jungle générationnelle indescriptible, entre documentaire et fiction, entre teen movie et road movie, entre verbe et silence, entre amour et amitié. La force du cinéma de Trueba, plus que de dessiner les contours d’une matrice adolescente vertigineuse et universelle, est finalement de l’ancrer si fortement dans une actualité imprévisible pour assener une dernière fois la folle puissance de ses élans dramatiques : la pandémie covid, qui comme un point d’orgue sémantique, vient parachever cette obsédante fresque épisodique et pourtant si magistralement cinématographique. L’idée de retrouvailles devient alors le leitmotiv de cet ensemble chaotique en apparence, tout en restant pourtant si profondément crédule de sa propre – mais Trueba se met à rêver d’ailleurs, à digresser pour mieux revenir, s’évader pour mieux voir… de l’autre côté du rivage.

« Ils auraient tous pu le faire » c’est dans cette réplique approximative, déclamée comme le glas d’une illusion de justice, que résonne un état de fait plus global. La Nuit du 12 aurait pu être une énième relecture de Memories of Murder. L’impuissance de l’Homme face au chaos, le triomphe du Mal sur l’Ordre, l’anarchie du réel et l’imposture cinématographique de nous faire croire qu’une certitude pourrait exister dans le fourmillement de l’être. Dominik Moll prend le problème à revers, et, selon un procédural quasi bourdieusien, vient apporter une autre analyse, peut-être plus sombre, mais en tout cas définitivement mathématique : c’est dans la structure que réside la violence. Déconstruction chirurgicale du patriarcat dans les clous d’un polar M6, Moll vient peupler ses images d’hommes sans femmes, de justice à vase clos, de violence à mille visages : le polar n’est alors plus polar quand le mobile devient un objet secondaire, et où les yeux se baissent enfin, non pas sur le coupable enfin arrêté, mais sur la victime. Pourquoi elle ? Pourquoi elles ? Film noir évidé de sa vie, polar sans loi, film féministe sans femmes et drame social sans réponse : La Nuit du 12 est une terrifiante chute désespérée, glaçante, étouffante, obsédante. Évidente. 

Little Palestine est avant tout l’histoire d’une caméra : une caméra pour exister, une caméra pour raconter, une caméra pour preuve, une caméra pour militer. Lorsque la réalité dépasse la fiction, lorsque la nature dépasse l’image, lorsqu’un destin se fait récit, le Réel, et ses dimensions socio-géo-politiques, se mue en espace symbolique, poétique, tragique. D’une simplicité confondante, Little Palestine n’est pas qu’un documentaire choc, pas qu’un témoignage renversant, pas qu’un guerilla film lisse et factuel : en évitant le larmoyant sans éviter les larmes, en prenant son sujet à hauteur d’Homme – et donc de tir – en s’éloignant du spectaculaire pour privilégier le tentaculaire, il finit par toucher juste de la plus imprévisible des manières : en trouvant dans le temps long de la guerre la plus grande des violences ; celle d’un quotidien, d’une enfance, d’une vie qui saigne.

Un pan de ciel, un cercle, un roulement de cloche. La première image du trou de Frammartino n’est pas celle attendue : le monde des vivants, à la surface, semble nous observer comme un alien écrasé. Le cadre, celui bel et bien naturel du tracé anarchique de ce pore terrestre, est alors un premier pas théorique : dans cet espace où un troupeau de vaches nous toise, les repères sensoriels ne sont plus des évidences. Rythmé sur la musique du vivant, écrit selon les tracés de l’érosion, interrompu par la mort seule, Il Buco est alors un tour de force exceptionnel, unique, quasi jamais vu : quelque part entre le documentaire, le film d’aventures, la contemplation, où réel et fiction se muent en vibrations, où science et spiritualité deviennent vie et mort, où les langages deviennent des sons et où les protagonistes humains ne sont plus qu’une faune parmi d’autres. L’expérience, bouleversante, hypnotique, abandonne toute obligation narrative pour finalement refaire naître la magie du cinéma là où on l’attendait la moins : dans ce trou de Calabre, dans le non-évènement, dans ce souffle d’un fermier, dans ce bruissement de vent, dans ce moment de vie qui, loin d’être simple un tableau de peintre, serait plutôt un morceau d’éternité.

Au paradis insulaire, l’enfer semble à un pas – quand le soleil disparait à l’horizon, que la palette rougeâtre laisse place au noir crépusculaire, Albert Serra retrouve ses repères. Si Pacifiction est bien une science-fiction – absolument pas pacifique – il est aussi une fiction esthétique : c’est bien celle-ci, avant n’importe quelle autre, que s’évertue à explorer Albert Serra, depuis bientôt quinze ans, dans ce qu’on pourrait voir comme une abstraction de la lumière. Lumière qui semble jaillir d’un milliard de lunes comme des douches froides, brûlantes, étouffantes, exténuantes. Ses tableaux deviennent alors des théâtres de marionnettes, quelque part entre une vallée dérangeante et un conte proto-naturaliste. Pacifiction, en chef d’œuvre authentiquement singulier de son auteur insaisissable, est d’ores et déjà un monument indicible : son horreur, enfouie, à peine assumée, est glaçante ; sa tragédie, surnageant, noyée, est un paradoxe ; sa comédie, grotesque et mélancolique, est mortifère, presque funèbre. Peut-être est-ce d’ailleurs là l’indice d’un mouvement indescriptible, que Pacifiction capte, langoureusement, piteusement : le néant. Celui des mots, celui des mystères, celui des promesses, celui des métaphores, celui du style, celui des récits. Seule demeure, militaire, borné, absurde, l’inlassable cours du monde et d’une violence omnisciente : personne n’échappe à la Nuit, ni aux Images, ni aux Illusions. Inoubliable.


1 commentaires:

  1. Considérez l'évidence sans importance dans le monde,
    Car l’essence secrète des choses n’est pas visible. Le cinéma https://coflix-tv.net/811-la-petite-sirene-2023.html sera plus précis

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